4
L'interception
Les trois assassins galopaient à toute vitesse et ne s'étaient pratiquement pas arrêtés depuis quatre jours. Ils s'étaient plutôt contentés de courtes pauses au cours desquelles ils échangeaient leurs chevaux fatigués contre des bêtes plus fraîches. Pour sa part, Lolya, ficelée et bâillonnée, était à bout de nerfs. Elle avait bien essayé de s'échapper, mais en vain, car, ainsi muselée, il lui était impossible de prononcer une seule incantation ou encore de faire le moindre geste afin d'appeler un esprit à sa rescousse. La dague de Baal était toujours à sa ceinture, mais elle était incapable de l'atteindre. Elle avait tenté à maintes reprises de la saisir, mais ses mains, liées dans son dos, étaient trop éloignées pour y arriver. Il n'y avait rien à faire sinon attendre patiemment la fin de l'interminable voyage. Ses agresseurs ne lui avaient donné aucune explication quant à la raison qui les avait poussés à l'enlever, et ils n'avaient pas non plus mentionné vers où ils chevauchaient à si vive allure. La jeune Noire avait tendu l'oreille pour entendre leurs conversations, mais les hommes parlaient toujours à voix très basse et, de plus, ils communiquaient surtout par gestes.
Toujours en chevauchant, l'un des hommes fit signe à ses compères de ralentir. C'est au petit trot que les trois montures se rapprochèrent l'une de l'autre, et Lolya, qui partageait la selle du cheval du centre, put enfin comprendre ses ravisseurs.
— Nous sommes presque à Bourgnol ! lança l'un d'eux. Alors, on en profite pour changer les chevaux ou on continue avec ceux-là ?
— Si nous gardons les chevaux, l'arrêt sera moins long, répondit l'autre. Nos frères nous attendent à l'abbaye…
— J'ai faim et je tombe de fatigue, dit le troisième.
Les trois hommes s'arrêtèrent donc dans une clairière et descendirent de leur monture. L'un d'eux s'avança vers un arbre au tronc creux et y plongea la main. Il en ressortit quelques petits pots de grès. À sa grande surprise, il remarqua que les couvercles normalement scellés avaient été enlevés et que la nourriture qu'ils contenaient avait disparu !
— Ça vient ? J'ai faim ! lança l'un des deux autres qui attendaient plus loin, près des chevaux.
— Mais… mais je ne comprends pas ! fit celui qui tenait les pots vides. Quelqu'un a découvert notre cachette et a mangé toutes nos réserves…
— C'est impossible ! s'écria le plus costaud des trois. Cet endroit n'est connu que de nous et de nos frères ! Et jamais l'un des nôtres n'aurait l'audace de vider une des réserves de survie sans en aviser les responsables de l'ordre.
— Je vous jure ! Il ne reste rien… Nous sommes encore à une journée de l'abbaye et les réserves d'urgence sont vides ! Moi qui pensais me sustenter avant de rentrer… Quelle saloperie ! Nous devrons continuer le ventre vide…
Soudain, les trois moines virent émerger d'un bosquet un jeune garçon robuste aux épaules carrées qui les narguait du regard. Lolya, toujours prisonnière, l'aperçut aussi et reconnut immédiatement son ami Béorf qui lança énergiquement :
— Ce sont probablement les ours qui ont tout mangé ! Vous savez comment sont ces sales bêtes, elles peuvent humer des pêches sucrées à des lieues à la ronde !
— Et comment sais-tu, jeune arrogant, qu'il y avait des pêches dans ces provisions ?
— Je le sais parce qu'elles étaient délicieuses ! expliqua Béorf en se tapotant l'estomac.
— Alors, ce ne sont pas les ours qui ont volé nos réserves, mais toi ? dit le plus costaud du trio en s'approchant de Béorf. Je vais t'enseigner les bonnes manières, moi !
— Non ! Non, je vous en supplie, ne me faites pas de mal ! cria le gros garçon en feignant la peur. Hé, mais j'y pense, j'espère que vous n'êtes pas allergiques aux poils !
Sans plus attendre, Béorf se transforma en ours et poussa un grognement qui glaça d'effroi les trois moines du culte de Baal. Puis il s'élança vers l'un d'eux et le renversa d'un puissant coup de patte.
Au même moment, du haut d'un arbre, Médousa, qui avait attendu son tour pour intervenir, se lança dans les airs et plana en direction d'un deuxième ravisseur. Elle le plaqua dans le dos et lui enfonça ses griffes dans les côtes. Comme un vampire attaquant sa proie, elle le mordit férocement et planta profondément ses dents dans la chair molle de son cou. Paniqué, l'homme essaya d'empoigner les cheveux de la gorgone, mais il abandonna bien vite l'idée à cause des nombreux dards qui se plantèrent dans sa main. Du coin de l’œil, il aperçut les reptiles dorés de la tête de Médousa et tomba à genoux en hurlant de terreur plus que de douleur.
Étrangement, le troisième gaillard sentit que les semelles de ses bottes commençaient à chauffer. Sans comprendre ce qui lui arrivait, il les enleva rapidement avec des gestes saccadés et maladroits. Puis il perçut une sensation de chaleur partout sur sa peau, comme si ses vêtements allaient prendre feu. La température devenait de plus en plus insoutenable ! Il commença alors à se dévêtir de façon frénétique tout en récitant une prière à voix haute. Empêtré dans ses vêtements, le pauvre bougre essuya alors une bourrasque de vent inattendue qui le poussa la tête la première dans les orties. Le visage tout irrité et à moitié nu, il s'érafla aussi les fesses, le dos et les jambes, et se mit à jurer comme un charretier.
À son tour, Amos en profita pour sortir de sa cachette et accourut enfin vers Lolya. Rapidement, il la libéra de ses liens et de son bâillon, et la prit dans ses bras.
— Comment te sens-tu ? lui demanda-t-il. Est-ce que tu vas bien ?
— Ouf ! fit la jeune Noire. Maintenant, oui… ça va mieux.
— Ils ne t'ont pas fait trop de mal ?
— Non, mais ils m'ont fait galoper continuellement pendant quatre jours et quatre nuits. Nous n'avons dormi, tout au plus, qu'une dizaine d'heures ! Je suis épuisée et je ne sens plus mes bras, tellement les liens étaient serrés. Je suis si heureuse que vous soyez tous là… Je désespérais un peu…
— C'est Béorf qui a trouvé ta boucle d'oreille et un bout du tissu de ta robe ! C'est grâce à lui, mais aussi à Sartigan, que nous avons pris la bonne direction.
— Oui, bien sûr, le bout d'étoffe et ma boucle d'oreille. Quelle bonne idée j'ai eue ! J'espérais tellement que l'un d'entre vous retrouve ces indices… Mais que me racontes-tu au sujet de Sartigan ?
— Je t'expliquerai, Lolya… mais d'abord, nous allons interroger ces gaillards !
Les trois ravisseurs, terrorisés par les adolescents, s'étaient blottis les uns contre les autres et priaient pour que leur vie soit épargnée. Bien gardés par un ours enragé et une gorgone pas commode, les moines du culte de Baal n'offrirent aucune résistance et se résignèrent à répondre honnêtement aux questions d'Amos.
Ils expliquèrent que les moines de l'abbaye de Portbo étaient, en vérité, des mercenaires qui offraient leurs services à quiconque pouvait bien les payer. Se spécialisant dans les assassinats et le vol de biens précieux, ils vouaient leur vie au culte du démon Baal. Depuis les débuts de la congrégation, les prêtres avaient annoncé, par le truchement de prières et de chants sacrés, l'arrivée de la très précieuse dague de Baal. Cette arme d'allure anodine avait pourtant le pouvoir d'ouvrir une première porte de sortie des Enfers, permettant aux démons de revenir sur terre.
Amos devina tout de suite que les moines disaient vrai. Charon, sur le Styx, lui avait effectivement précisé qu'il n'existait que des portes d'entrée pour les Enfers, donc aucune sortie. Tout était maintenant clair pour le porteur de masques ! Baal lui avait confié la dague dans l'espoir qu'elle arrive jusqu'à Portbo afin que ses adorateurs l'utilisent pour établir un passage entre le monde des damnés et celui des vivants.
Les moines poursuivirent leurs explications en révélant qu'ils avaient été envoyés à Berrion afin d'assassiner le seigneur et de libérer la porteuse de la dague. Après que Sartigan eut fait avorter leur plan, ils avaient été écroués et l'un d'eux avait aperçu à travers les barreaux ce qu'ils étaient justement venus chercher : une jeune fille démoniaque à la peau noire portant à la ceinture la dague tant convoitée. Par chance, en raison du mariage de Junos, ils avaient été graciés et en avaient profité non pas pour rentrer chez eux, mais pour enlever Lolya afin de la livrer à l'abbaye.
— Et pourquoi ne pas avoir simplement volé la dague ? questionna Amos. Était-il nécessaire d'enlever notre amie ?
— Il est dit dans les chants sacrés que seule la porteuse de la dague pourra ouvrir la porte menant à notre dieu, expliqua l'un des moines. Sans elle, l'arme nous est inutile, car c'est la porteuse qui doit officier la cérémonie !
— Vous auriez pu me demander de vous suivre au lieu de m'enlever et de me faire subir cet horrible voyage ! se fâcha Lolya. Je vous aurais peut-être suivis, crétins ! ! ! Et toute cette route, ligotée comme un saucisson, quelle horreur !
— Nous sommes désolés, s'excusa le plus costaud des trois. Nous n'étions pas autorisés par les supérieurs de l'ordre à vous adresser la parole et nous ne voulions pas mettre en péril notre mission. Nos frères attendent avec impatience votre venue, voilà pourquoi nous avons cru bon de presser notre retour…
Devant la docilité manifeste des trois hommes, Béorf reprit sa forme humaine et Médousa baissa la garde.
— Qu'allons-nous faire d'eux maintenant ? demanda le gros garçon.
— Libérons-les et regagnons Berrion, proposa Médousa. Nous n'avons plus de raison de tramer ici…
— S'il vous plaît, supplia l'un des moines, ne faites pas cela… Si nous revenons à l'abbaye sans la porteuse de la dague, nous serons exécutés par nos frères. L'échec n'est pas admis dans notre culte et nous payons très cher nos égarements…
— Êtes-vous en train de dire que votre salut dépend de moi ? s'étonna Lolya, incrédule.
— Exactement, confirma le costaud. Nous avons déjà raté le premier volet de notre mission qui constituait en l'assassinat de votre seigneur… Si, en plus, nous revenons les mains vides, l'ordre nous jettera du haut de la falaise…
Amos demeura silencieux en réfléchissant aux conséquences que pourrait avoir une porte de sortie pour les démons et les créatures du mal. Si Lolya arrivait à créer un passage entre les deux mondes, il faudrait absolument trouver un gardien de confiance afin d'éviter que toutes les créatures des Enfers ne s'y précipitent et n'envahissent le domaine des vivants. Il faudrait un surveillant consciencieux et possédant une vaste connaissance du monde des morts ainsi que de celui des vivants. Idéalement, un être muni de grands pouvoirs et pouvant se faire respecter des adorateurs de Baal et… et…
Amos fit un large sourire.
— Que se passe-t-il ? lui demanda Béorf. Il y a quelque chose de drôle ou tu deviens stupide ?
— C'est que je viens de penser à un ami… répondit Amos.
— De qui parles-tu ? demanda Médousa.
— De quelqu'un que j'ai rencontré à Braha…
— Tu l'as rencontré dans la grande ville des morts ! ? s'étonna Lolya qui connaissait plusieurs légendes à propos de cet endroit. Ah ! je sais ! Tu y es passé au cours de ton voyage dans les Enfers, c'est ça ?
Ses amis n'avaient aucun souvenir de l'aventure qui l'avait amené à fouler le sol de Braha. Amos se rappela que, pour eux, cette histoire n'avait jamais existé, puisqu'il était revenu dans le temps pour faire avorter le plan du baron Samedi. Il ne servirait à rien - et d'ailleurs, il n'en avait pas le temps maintenant - de raconter cette aventure !
— Disons que c'est dans une aventure presque similaire à mon voyage aux Enfers, se contenta-t-il de répondre.
— Et pourquoi penses-tu à cet ami ? s'informa Béorf, perplexe.
— Écoutez-moi, je viens d'avoir une grande idée ! Dis-moi, Lolya, peux-tu toujours communiquer facilement avec les esprits ?
— Bien sûr, et même que je suis meilleure qu'avant ! Connais-tu le nom de celui avec qui tu veux communiquer ?
— Oui, je le connais et il réside à Braha, la cité des morts.
— Alors, c'est d'accord, dit Lolya, quand tu voudras, nous ferons une cérémonie et je lui enverrai ton message. Alors, quel est son nom ?
— C'est un elfe et il s'appelle Arkillon.